Y a-t-il un(e) pilote dans la centrale?

Telle pourrait-être la question que l’on se pose en découvrant cette publicité EDF, destinée à inciter les ingénieurs issus des grandes écoles et des universités à postuler auprès du premier électricien mondial (20 Minutes, 12-10-2011): « Pour Céline, travailler dans une centrale, c’est évoluer au coeur d’un environnement technologique, garantir la sécurité de tous, prendre toujours plus de responsabilités et enrichir son expérience. 94% de nos jeunes ingénieurs recommandent EDF en tant qu’employeur. EDF recrute des ingénieurs Grandes Ecoles et Universités ». Un discours (texte+image) sans doute séduisant pour les futurs candidats (« environnement technologique », « responsabilités », « expérience »)… mais pas forcément très rassurant pour l’opinion publique.

Voyage au centre de la technologie

De quoi se compose l’image? Une jeune femme, Céline, se tient debout dans la salle de conduite d’une centrale, seule face à une multitude d’écrans de contrôle (on remarque toutefois que les machines ne sont pas allumées), ayant pour tous compagnons son badge, son téléphone portable accroché à sa ceinture et l’ordinateur à partir duquel tout semble s’orchestrer: « Et si ses responsabilités passaient par ce fil? » peut-on lire le long du câble électrique. Dans la pièce, nulle autre âme qui vive.

Le choix d’une figure féminine n’est manifestement pas anodin. En tant qu’employeur, EDF fait en sorte de ne pas céder à une vision machiste, stéréotypée du secteur industriel et en particulier du métier d’ingénieur, profession qui attire de nos jours autant de filles que de garçons. A moins que le groupe ne souhaite, grâce à cette publicité, féminiser ses équipes, la proportion de femmes au sein d’EDF étant – du propre aveu du groupe – d’à peine 25% (cf. le site EDF recrutement http://www.edfrecrute.com/page.php?id_page=276). L’énergéticien français a d’ailleurs lancé en 2009 le prix Fem’energia pour tenter de doper le recrutement de personnel féminin.

Dans ce temple de la technologie, Céline semble régner en prêtresse absolue. Elle incarne, en la personnifiant, la version moderne de la Fée électricité. Tel Prométhée apportant le feu sacré aux hommes (après tout, l’astre solaire ne résulte-t-il pas d’une succession ininterrompue d’explosions atomiques?), la jeune femme gère, seule (est-ce bien raisonnable?) le coeur de la centrale – soit le comportement du réacteur – dominant de la toute puissance de son expertise scientifique et de son savoir-faire technique la réaction nucléaire, c’est-à-dire l’origine-même de la source énergétique.

Que la lumière soit!

Sorte de technogirl suréquipée, Céline transpose le mythe de Prométhée dans un contexte technologique doté d’une connotation mégalomane parfaitement assumée, semble-t-il, par EDF. Car si le feu a longtemps été le symbole de la force, de l’énergie, il est aussi la métaphore du savoir, de la connaissance, c’est-à-dire de la maîtrise de l’homme sur son environnement.

Or, dans cet univers clos, déshumanisé, dématérialisé (les étagères situées en arrière-plan ne comportent presque pas de dossiers), la flamme se mue en câble d’ordinateur, auquel tout semble suspendu: « Et si ses responsabilités passaient par ce fil? ». Une phrase qui rappelle celle dévoilée quelques semaines plus tôt dans la nouvelle campagne du groupe: « Et si son avenir/son épanouissement passait par ce fil? » Sauf qu’ici la valeur symbolique attribuée au fil n’est plus celle du cordon ombilical, qui nourrit, alimente en énergie, mais… du fil de la vie.

Loin de s’en tenir à son rôle de Fée électricité, Céline incarne également – et à elle seule – la figure emblématique des trois Parques. Dans la mythologie gréco-romaine, ces divinités, maîtresses de la destinée humaine, avaient pour vocation de dérouler et de trancher le fil des destins, mais aussi de mener les hommes à la lumière – elles servirent notamment de guides à Ulysse et à Orphée dans leur traversée des entrailles de la terre.

Telle une déesse, Céline apporte donc le feu, c’est-à-dire l’énergie, à ses contemporains qu’elle éclaire, chauffe et alimente en électricité au quotidien. Céline est à la fois Nona, la plus jeune des trois soeurs filandières – celle qui tient le fil des destinées humaines, après l’avoir fait naître de l’écheveau – Décima – qui met le fil sur le fuseau – et enfin Morta, à qui revient de couper le fil qui mesure la durée de la vie de chacun des mortels. Dans la mise en scène imaginée pour EDF, l’ordinateur a remplacé la quenouille et le tableau de commande le fuseau.

Notre dépendance énergétique, mais aussi notre « sécurité », paraissent donc suspendues au seul savoir-faire, à seule la vigilance de Céline. De là à considérer que notre vie ne tient qu’à un fil, il n’y a qu’un pas… que les opposants au nucléaire auraient tôt fait de franchir. Heureusement, les machines sont éteintes (rien ne clignote)…

Des dieux et des hommes

Bien que cette idée ne soit pas vraiment rassurante, il apparaît que nous devons nous en remettre entièrement à Céline, à son savoir-faire et à son sens des « responsabilités ». Cela dit, la vocation de cette publicité n’est pas de rassurer l’opinion publique mais de séduire de futurs candidats en quête d' »expérience » et de reconnaissance. Nous assistons par conséquent à une mise en scène élitiste, visant à promouvoir la suprématie d’un savoir et d’un savoir-faire en vue de conquérir l’égo de « jeunes ingénieurs » fraîchement diplômés aspirant à exercer leurs compétences « au coeur d’un environnement technologique » et à « enrichir leur expérience » en prenant « toujours plus de responsabilités ».

Or, cet espace fermé, confiné, qu’est la salle de conduite d’un réacteur (on connaît la valeur sémantique du mot confinement dans le domaine de l’énergie nucléaire), apparaît aussi, au plan métaphorique, comme un espace hermétique, en dehors du monde. Un espace auquel seuls les initiés – c’est-à-dire ceux qui disposent  d’un haut degré de spécialisation – peuvent accéder. Une sorte d’Olympe réservé à ceux qui possèdent le savoir (l’expertise scientifique) et le savoir-faire (la spécialisation technique). Eux seuls méritent d’intégrer le coeur de la matrice énergétique. A l’instar des douze Titans de la mythologie grecque, EDF engendre donc les divinités prédestinées à régner sur le vaste monde, comme tend à le faire croire l’usage de l’adjectif possessif : « nos jeunes ingénieurs ».

Dans cet Olympe (dont l’accès est interdit au commun des mortels) le management n’existe pas. Du moins le management humain. En effet, Céline officie seule, sans collègues, sans équipe à gérer et…  sans supérieur hiérarchique. Le discours, centré sur l’individu, met en valeur l’autonomie ainsi que l’expérience personnelle, notamment par le biais de l’adjectif possessif (« son expérience », « ses responsabilités »), lequel s’oppose au démontratif (« ce fil » ) et à l’indéfini (« la sécurité de tous« ).

Matérialisée par un fil, la mission professionnelle de Céline s’applique en première instance à des machines, ce qui représente, somme toute, une forme idéale de management. Ici, point d’esprit d’équipe, de relations humaines ou de responsabilité collégiale. En outre, l’accent n’est pas mis sur la responsabilité mais sur les « responsabilités », comme si la conjugaison du devoir-faire et du savoir-faire avait fini par éclipser le simple devoir: « prendre toujours plus de responsabilités » (mais est-ce bien la quantité des responsabilités qui fait la valeur du poste?)

L’emploi du pluriel montre à quel point la notion de responsabilité correspond moins, finalement, à un engagement d’ordre moral (état), qu’à  la définition d’un champ de compétences renvoyant à la représentation d’un statut professionnel : dans le langage professionnel, le terme « responsable » a d’ailleurs détrôné les mots « chef », « sous-chef », « adjoint »  ou « chargé-e de ». En outre, prendre, « avoir » ou « assumer » des responsabilités » (statut) ne revient pas tout à fait à la même chose que « prendre »/ »assumer » ses « responsabilités » ou encore  « être responsable » (état).

Il règne enfin une sorte de flou artistique quant à la nature des « responsabilités » de Céline… même si le lecteur devine que sa « sécurité » en fait plus ou moins partie (« garantir la sécurité de tous »). Doit-elle vraiment gérer seule toutes ces machines? Les verbes à l’infinitif viennent renforcer le caractère idéologique du messsage: « travailler dans une centrale, c’est évoluer (…), garantir (…), prendre (…), enrichir (…) ».  En effet, le procès (=l’action) est présenté sous sa forme la plus virtuelle (aspect inaccompli), comme figé dans une dimension  atemporelle. L’infinitif revêt presque, ici, une valeur proverbiale.

Céline n’est donc pas seulement l’incarnation de la Fée électricité. Elle est aussi une déesse bienfaitrice, un ange qui veille sur « la sécurité de tous »… Une figure syncrétique, en quelque sorte, des forces mystiques et surnaturelles qui régissent à la fois l’environnement, l’évolution et le comportement de l’espèce humaine.

Pour conclure, puisque notre « sécurité », notre « avenir » et notre « épanouissement » ne tiennent qu’à un fil – et à une seule personne -, il ne nous reste plus qu’à implorer les dieux pour qu’EDF ne se fourvoie pas dans son recrutement et qu’il choisisse LA bonne étoile…

3 réflexions sur “Y a-t-il un(e) pilote dans la centrale?

  1. Vous oubliez juste que les équipes qui gèrent les réacteurs sont formées tout au long de leur carrière sur simulateur, et que ceci est un simulateur.

    • Bonjour Sylvain

      Rassurez-vous, je n’oublie pas qu’il existe des simulateurs destinés à former les équipes. Loin de moi l’idée d’évaluer la capacité des ingénieurs EDF à piloter un réacteur… Dans ce post, j’analyse simplement une situation de communication qui ici, est une « mise en scène », peu importe qu’il s’agisse d’un vrai réacteur ou d’un simulateur.

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